Tuesday, February 2, 2016

Adam TOOZE. Le Salaire de la destruction. Formation et ruine de l’économie nazie

Adam TOOZE. Le Salaire de la destruction. Formation et ruine de l’économie nazie
Paris, Les Belles Lettres, 2012, 812 p.

dimanche 3 mars 2013, par Laurent Gayme

Diplômé de King’s College et de la London School of Economics, Adam Tooze enseigne l’histoire de l’Allemagne à l’Université de Yale. Il a déjà publié Statistics and the German State, 1900-1945 : The Making of Modern Economic Knowledge, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. Cet ouvrage est la traduction de son livre The Wages of Destruction : The Making and Breaking of the Nazi Economy, London, Allen Lane, 2006, récompensé la même année par le Wolfson History Prize et en 2007 par le Longman-History Today Book of the Year Prize.
Remettre l’histoire économique au centre

Il faut saluer cette traduction, que nous proposent Les Belles Lettres, d’un livre majeur. Le lecteur français a pu lire, ces dernières années, de nombreux ouvrages novateurs sur l’Allemagne nazie, qu’il s’agisse de ceux de Ian Kershaw, de Robert Gellatelly, de Mark Mazower, de Christian Ingrao ou de Johann Chapoutot (qui fait le point sur les dernières recherches sur le nazisme dans Le nazisme, une idéologie en actes, collection Documentation photographique n°8085, Paris, La Documentation française, 2012). Parmi toutes ces parutions, peu étaient consacrées aux questions économiques, sauf l’ouvrage de Götz Aly (Comment Hitler a acheté les Allemands, Paris, Flammarion, 2005). Adam Tooze le souligne d’ailleurs, notant que l’histoire économique du nazisme a peu progressé ces vingt dernières années, à la différence de celles des rouages du régime, de la société et des politiques raciales par exemple. C’est pourquoi il se donne pour ambition « d’amorcer un processus de rattrapage intellectuel qui n’a que trop tardé » (p. 19), en nous livrant, sous l’égide de Marx, une imposante histoire économique de l’Allemagne nazie : « Le premier objectif de ce livre est donc de remettre l’économie au centre de notre intelligence du régime hitlérien... » (p. 20). Il se propose de le faire en rompant avec un postulat du XXe siècle, celui d’une supériorité économique particulière de l’Allemagne (encore présent dans les esprits de nos jours...), mythe détruit par les derniers travaux d’historiens de l’économie pour qui le fait économique majeur du XXe siècle est l’éclipse de l’Europe par de nouvelles puissances économiques, surtout les États-Unis. Dans les années 1930, l’Allemagne de Krupp, Siemens et IG Farben a un revenu national par tête dans la moyenne européenne (c’est-à-dire comparable en termes actuels à ceux de l’Iran ou l’Afrique du Sud), un niveau de consommation plus modeste que celui de ses voisins occidentaux, et « une société partiellement modernisée où plus de quinze millions d’habitants vivaient de l’artisanat traditionnel ou de l’agriculture paysanne. » (p. 21).
L’ennemi américain

La thèse centrale d’Adam Tooze s’appuie moins sur l’antiblchévique Mein Kampf (1924) que sur un manuscrit de Hitler connu sous le nom de « Second Livre », achevé pendant l’été 1928 et reprenant des discours de la campagne des législatives en Bavière en mai 1928, où se présentait Gustav Stresemann, ministre des Affaires étrangères de la République de Weimar. Convaincu que les États-Unis allaient devenir la force dominante de l’économie mondiale et un contrepoids de la Grande-Bretagne et de la France, Stresemann avait choisi, après la défaite de 1918, l’alliance financière américaine et l’intégration économique dans l’Europe capitaliste (les choix d’Adenauer après 1945), afin de gagner un marché assez vaste pour égaler les États-Unis. Pour Hitler, le moteur est la lutte pour des moyens de subsistance limités, autrement dit la colonisation d’un « espace vital » à l’Est, pour concurrencer la puissance des États-Unis dont l’hégémonie menacerait la survie économique de l’Europe et la survie raciale de l’Allemagne, es Juifs régnant tout autant à Washington qu’à Londres et Moscou. Hitler refuse « l’américanisation », l’adoption des modes de vie et de production des États-Unis car, derrière le libéralisme, le capitalisme et la démocratie se cache la « juiverie mondiale ».
Construire un complexe militaro-industriel

En somme, Hitler répond à une situation du XXe siècle par une solution du XIXe siècle. L’impérialisme, conjugué avec son idéologie antisémite, doit faire de l’Allemagne une puissance continentale capable de rivaliser avec l’Empire britannique mais surtout avec l’immense territoire des États-Unis. Dans ce but, Hitler organise à partir de 1933 le plus extraordinaire effort de redistribution jamais réalisé par un État capitaliste, puisque la part du produit national destinée à l’armée passe de moins de 1% à près de 20% en 1938, en même temps que la production industrielle augmente fortement, tout comme la consommation et l’investissement civil (6 millions de chômeurs étant mis au travail). Tout est sacrifié au réarmement et à la constitution de ce complexe militaro-industriel, particulièrement les intérêts des industries de biens de consommation et des paysans, d’où des mesures de rationnement des matières premières essentielles à partir de 1935 et plus tard le pillage de l’Europe. Cet effort supposait une forte organisation interne du régime et une très forte intervention de l’État dans l’économie, qui est acceptée par le grand capital allemand, affaibli par la crise de 1929, parce qu’elle était sélective, exploitant souvent l’initiative privée, et assurait des profits importants tout en maintenant l’ordre social et en écrasant la gauche et les syndicats. Enfin la conquête d’un Lebensraum à l’Est (avec le Generalplan Ost de rationalisation et de réorganisation agraire et le Plan de la faim de 1941 qui prévoyait de piller les ressources alimentaires d’une dizaine de millions de Polonais, de Russes et d’Ukrainiens) et la politique génocidaire, nées de l’idéologie raciale et antisémite, trouvaient leur justification économique au service de la puissance.

L’économie nazie et la Seconde Guerre mondiale

Pourtant Adam Tooze montre bien que la diplomatie, la planification militaire et la mobilisation économique ne se conjuguèrent pas en un plan de guerre cohérent et préparé à long terme. En septembre 1939, l’Allemagne se lance dans la guerre sans une forte supériorité matérielle ou technique sur la France, la Grande-Bretagne ou, en 1941, sur l’URSS. Avec une économie contrainte par les problèmes de la balance des paiements (impossible d’emprunter à la Grande-Bretagne et aux États-Unis ni de commercer avec eux) et sous contrôle administratif permanent, Hitler joue sans cesse contre la montre. En 1939, l’Allemagne ne peut plus accélérer son effort d’armement, quand la Grande-Bretagne, la France et l’URSS accélèrent leur réarmement. En outre, si en 1936 Hitler insiste encore sur le complot judéo-bolchévique, à partir de 1938 l’antisémitisme nazi opère un tournant antioccidental et particulièrement antiaméricain qui permet de mieux comprendre le Pacte germano-soviétique, qui de plus protégeait l’Allemagne contre un second front et contre les pires effets du blocus anglo-français. Outre les considérations idéologiques, face à l’ampleur de l’effort de guerre anglo-américain dès l’été 1940, les ressources économiques (céréales, pétrole) de l’URSS devenaient vitales pour la survie de l’Allemagne. Mais il fallait en même temps préparer l’invasion de l’URSS et répondre à la course aux armements transatlantique, ce qui nécessitait une victoire rapide contre l’Armée rouge, tout en conduisant les programmes SS de nettoyage ethnique génocidaire dans le cadre du Generalplan Ost.

Début 1942, les forces économiques et militaires mobilisées contre le IIIe Reich sont écrasantes. Mais le cœur du pouvoir politique nazi (le Gauleiter Sauckel, Herbert Backe l’orchestrateur du Plan de la faim, Göring, Himmler et Albert Speer) se lance alors dans un immense effort de mobilisation de toutes les ressources humaines (y compris la main d’oeuvre juive des camps), alimentaires et économiques (en pillant toute l’Europe) au service de la guerre et du « miracle des armements » de Speer. S’il y eu bien en 1944 une dernière accélération de la production allemande d’armements, ce fut au prix de la destruction d’une grande partie de l’Europe et de ses populations, et de l’Allemagne. Ainsi, en 1946, le PIB allemand par tête dépasse juste 2 200 dollars (niveau plus vu depuis les années 1880) et, dans les villes rasées, les rations alimentaires sont souvent inférieures à 1 000 calories par jour.
Un ouvrage majeur

On l’aura compris, on ne peut rendre compte ici de toute la richesse de cette fresque passionnante et tout à fait lisible par des non spécialistes d’histoire économique. Adam Tooze remet en cause bien des idées reçues sur les succès industriels du IIIe Reich et sur les motivations et les décisions nazies pendant la guerre, sans jamais sous-estimer l’importance des présupposés idéologiques nazis. Il nous propose une relecture brillante de la première moitié du XXe siècle, à la lumière des choix économiques opérés pour répondre aux bouleversements des équilibres économiques mondiaux, et nous offre un captivant plaidoyer pour l’histoire économique. Inutile de dire que, pour les professeurs d’Histoire de collège comme de lycée, c’est une lecture indispensable et particulièrement enrichissante, notamment en lycée pour les chapitres sur la croissance économique et la mondialisation, les totalitarismes et la guerre totale.

Source: La Cliothèque
http://clio-cr.clionautes.org/le-salaire-de-la-destruction-formation-et-ruine-de-l-economie-nazie.html

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